Salut, compagnons
EAN13
9782916903026
ISBN
978-2-916903-02-6
Éditeur
Mokeddem
Date de publication
Nombre de pages
93
Dimensions
21,5 x 13,5 x 0,5 cm
Poids
122 g
Langue
français
Code dewey
843
Fiches UNIMARC
S'identifier

Salut, compagnons

Mokeddem

Offres

Après 27 années d'usine, Adam est usé, dans la précarité Je gagnais bien ma vie à Nord et Alpes. J'avais mon baton de maréchal. A quoi bon aller chercher ailleurs ! Et pourtant.. Le téléphone sonna un matin... Mon interlocuteur avait une voix grave et posée. J'aimerais bien vous rencontrer ! dit-il. Un rendez-vous fut pris à la Porte de St-Ouen. C'était un homme de taille moyenne, élégamment habillé, un visage ascétique, de marbre, une statue, les cheveux en perte, gominés et tirés vers l'arrière, un homme impressionnant. Je vous engage ! dit-il. A travers le parcours d'Adam, c'est le monde du travail entre 1900 et 1960 qui est restitué. Aussi et surtout les conditions de vie pendant et après l'occupation de Paris, l'exode, le repli des patrons vers le massif central afin de protéger les usines puis leur passage et leur installation en zone libre avec l'argent des contrats signés avec certains ministères, la rareté des ouvriers partis pour le travail obligatoire ou ayant rejoint la Résistance, le troc, les bons matières, le marché noir, les bonbardements dont celui meurtrier d'août 44. Enfin la Libération, les dédommagements de guerre... Extrait Des hauts d'Eymouthiers, on voit le sud, on devine la mer, on imagine le soleil frapper le sable et la pinède. Ça sent le thym et la lavande, la sardine et le merlan, l'ail et l'huile d'olive, la tomate et l'oignon. Le corps s'excite, le nez palpite, les yeux larmoient. La mer ! Pour la voir, ils avaient fui Paris. Mais au lieu de s'en rapprocher, ils s'en étaient éloignés. Les amis sont rares à Eymouthiers. ève a vieilli. Elle tricote, lit ou fait des mots croisés près de la cheminée. Ses jambes ne supportant plus son corps, Adam se résigne au lit toute la journée. Le soir venu, il rejoint ève. Le bruit de la chasse d'eau, la porte qui claque, le pied qui traîne, racle le sol, l'annoncent. D'un geste las, ève éteint le téléviseur. - Pourquoi diable éteins-tu quand je viens regarder? - Parce qu'il est l'heure de souper ! Adam soupire, pose mollement son corps dans l'antique fauteuil. L'âge en avait fait une boule de chiffons tremblotante. Il rallume le téléviseur, zappe, s'arrête sur la tour Eiffel. ève fronce les sourcils. Paris, c'est avant tout l'Usine. Même les rares amis qui reviennent du sud passent par Paris. Au lieu des ressacs de la mer, ils leur apportent les bruits de la capitale. Et l'Usine ? Mais c'est fini Adam, le patron est mort, son fils a tout vendu et placé son argent ailleurs ! Ah bon ? Son étonnement même était prétexte à évoquer ou maintenir l'Usine au centre de la conversation. - Les filles ont téléphoné. Elles ne seront pas là pour Noël ! Du temps avait passé. Les filles avaient grandi à son insu, étaient devenues des femmes sans qu'il s'en rendît compte, avaient des préoccupations, des occupations de leur âge, de leur époque, qui le privaient d'elles, le laissaient seul avec ève qui, quand il parle, ne l'écoute pas, ferme les yeux pour ne pas l'écouter. Elle avait appris à le laisser radoter, à ne plus répondre à ses sempiternels Pas vrai, ève ? à son tour il avait appris à se parler, à répondre à ses propres questions. Après avoir longtemps été la cause et le centre de leurs querelles, l'Usine les avait exilés à Eymouthiers, et murés dans le silence. - Le chien de Toutoune est mort. - Lequel ? Elle en a une meute ! Tous les chiens errants de la région trouvent refuge chez elle. - Celui qui a mordu Madame Hesters... - Eh bien, il ne mordra plus personne ! - C'était son chouchou ! Elle va le faire incinérer. - Pourquoi ces frais inutiles ? Pourquoi ne l'enterre-t-elle pas dans son jardin ? - Elle voulait bien mais on l'a convaincue que l'incinération, c'est plus hygiénique. - Dans le temps on rendait hommage à son chien en l'enterrant dans le jardin... Enfin, tu me diras que même les humains n'ont plus de cimetière ! - On lui a dit que si elle l'enterre dans le jardin, et si les héritiers vendent la maison, il ne restera plus trace d'Hercule. - C'est qui on ? - Le vétérinaire ! - Il a bien changé celui-là. Incinérations et interventions chirurgicales en masse, de la productivité, une usine ! Et l'Usine revient au galop. Comment l'oublier ? Elle était son passé. Il était sa mémoire. Il y avait vécu et travaillé, l'avait bâtie de ses propres mains, maintenue en vie et fait ressusciter après que les Américains l'avaient touchée, après que les Allemands l'avaient rasée. Pas vrai, ève ? ève se lève, s'en va à ses fourneaux, sans lui répondre. Si au lendemain du bombardement allemand d'août 1944 quelqu'un lui avait dit que dans les dix jours qui suivraient, l'Usine revivrait, il l'aurait traité de fou. Pas vrai, ève ? ève fait chauffer la soupe. Les Allemands avaient volé en rase-mottes au dessus d'Ivry, lâché leurs bombes sur la gare et soufflé l'Usine avec. Inimaginable ce qu'un bombardement peut remuer ou produire comme poussière. T'en souviens-tu, ève ? ève touille la soupe avec délicatesse. Elle doit frissonner, non bouillir, sinon elle devient immangeable. De cette attaque-là, elle se souvient comme si c'était hier mais elle se souvient aussi qu'il avait fallu, dès le lendemain, rendre l'Usine encore plus jeune et plus forte pour qu'elle les mangeât mieux ! Adam toussote, plonge ses mains veinées dans l'une et l'autre poche du peignoir pour y trouver ses cigarettes, en contemplant le portrait de l'Usine accroché au mur. Le verre remplace la brique et le bois. Investissant l'univers de l'immobilier, l'Usine est devenue une rentière. De derrière ces murs feutrés sortaient autrefois des meubles métalliques qu'il avait lui-même conçus et réalisés : armoires, bureaux, sièges, bibliothèques, boîtes de rangement, aussi beaux et solides les uns que les autres, ce qui avait valu à l'Usine, le label Qualité France ! Il allume sa cigarette. Qui l'eût cru ! Le lendemain même du raid allemand, hommes, femmes et enfants s'étaient présentés devant lui non pour travailler mais pour sauver l'Usine, mère nourricière et dévoreuse à la fois. Au bout de quelques heures, c'était une équipe de ramoneurs aussi noirs les uns que les autres qu'il dirigeait. En dix jours, les toitures ayant été protégées avec des bâches, les trous béants dans les murs bouchés avec des planches, les machines dégagées, remises en état de marche, les matières premières triées, les bureaux à peu près nettoyés, les lignes électriques réparées, les moteurs vérifiés, certains ateliers pouvaient redémarrer dans des locaux ouverts à tous les vents. Des braseros alimentés avec du bois de récupération donnaient une impression de chaleur. Adam et ève étaient eux aussi, de nouveau, installés dans le pavillon de l'Usine, sans fenêtres mais pourvu d'un toit. Il leur avait fallu racheter du linge, de la vaisselle, des meubles. Ils étaient heureux et optimistes. La vie redevenait belle. Pas vrai, ève ? ève prépare la salade. Non, ce n'était pas l'Usine qui avait payé toutes ces dépenses, ni elle qui les avait fait vivre l'hiver suivant. T'en souviens-tu, Adam ? Adam se saisit du tisonnier, remue le foyer de la cheminée. Les bûches éclatent, se raniment. De petites flammes s'élèvent, en lèchent les parois noires. L'hiver avait été rigoureux, sans charbon cette année-là. Puis ce fut le printemps 45, la défaite totale de l'Allemagne, son occupation et le démembrement de son parc industriel par les alliés. Des nuées d'hommes d'affaires européens s'étaient abattues sur le pays vaincu pour prendre ce qu'il y avait à prendre. Le Patron y était allé lui aussi. Connaissant bien l'Allemagne, et ayant travaillé avec les Allemands en temps de paix et de guerre, il savait mieux que quiconque où récupérer le matériel dont l'Usine avait besoin. Avec l'argent des dommages de guerre, le matériel acheté par l'intermédiaire de l'Administration des Domaines qui bradait le butin de guerre français, Adam avait fait redémarrer l'Usine, et en un rien de temps doublé son effectif, quintuplé sa production, décuplé son chiffre d'affaires. ève sort le pain du congélateur. Plus le Patron s'enrichissait, plus eux devenaient pauvres et sans force. Adam se frotte les mains l'une contre l'autre. L'âge et la tôle les avait abîmées, ravinées. Oui, l'argent était ...
S'identifier pour envoyer des commentaires.